En arrivant à Paris pour 222 millions d’euros, Neymar est devenu malgré lui l’instrument de pouvoir du Qatar sur la scène internationale. Alors que le pays est au cœur d’une crise diplomatique au Moyen-Orient, Au Stade a enquêté sur les dessous de la diplomatie sportive qatarie. Entre succès indéniables, financements opaques et problème des droits de l’Homme, le Qatar semble plus que jamais au centre de l’attention.
Mai 2009. Le Qatar, minuscule État arabe du Moyen-Orient, annonce sa candidature pour l’accueil de la coupe du Monde 2022. Fin 2010, la FIFA lui offre les clés du Mondial-2022. Moins d’un an plus tard, le Paris Saint-Germain est racheté par Qatar Sports Investments (QSI), un fonds d’investissements qatari. Hors de ses frontières, ce pays de la taille de la Corse accumule les réussites comme Neymar peut accumuler les buts. Non sans allégresse, Doha entrevoit alors l’aboutissement de son « Qatar National Vision 2030 », une feuille de route que s’est fixée la famille royale afin de faire sortir le pays d’une impasse économique: celle de l’hyperdépendance aux hydrocarbures.
Depuis le rachat du PSG en 2011, les investissements ont continué de plus belle, les réussites se sont chevauchées, et le Qatar est désormais devenu une plaque tournante de la géopolitique au Moyen-Orient. Pourtant, alors que la saison du Paris Saint-Germain s’annonce plus prolifique que jamais, l’État pétrolier voit ses pays voisins lui tourner le dos. Le robinet à dollars, qui semble rester indéfiniment ouvert, fait quant à lui polémique. Et un cycle vicieux semble se mettre en place. Au Stade a donc choisi d’enquêter: des raisons du triomphe du Qatar à sa facette la plus sombre, bienvenue dans l’univers de la décadence, là où le sport n’est qu’un simple instrument de pouvoir.
Les secrets d’une diplomatie sportive
Si les États-Unis ont réussi à bâtir et tirer profit de l’hégémonie qui a été la leur au vingtième siècle, le soft power n’en ait pas étranger. Massivement diffusé dès la fin de la première Guerre Mondiale, le mode de vie américain – plus communément american way of life – a inspiré de nombreux États en recherche de prestige sur la scène internationale, qui ont tenté, souvent en vain, d’imiter les USA. Le Qatar, lui, s’en est inspiré, mais l’a avant tout modernisé. Désormais, le soft power fait cohabiter culture et sport.
Ainsi, outre la culture qatarie diffusée grâce aux médias (voir par ailleurs), le sport est devenu un véritable moyen d’expansion politique. A la tête d’un pays intrinsèquement pauvre si on lui enlève ses ressources fossiles – armée loin d’être coercitive, territoire microscopique… – , le cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani va dès son arrivée sur le trône princier en 1995 faire du sport, et notamment du football, une arme majeure de sa politique internationale. « Dans l’esprit des autorités du Qatar, le sport est un élément majeur de leur soft power. Le football est vu à la fois comme un support de notoriété mais également comme un des piliers de la diversification économique qu’a entrepris l’émirat », souligne sur son blog Nabil Ennasri, politologue spécialiste du Qatar. Une politique ambitieuse se met alors en place, avec en point d’orgue la coupe du Monde 2022: « Dans l’optique du Mondial-2022, le pays a prévu un plan d’investissement de près de 200 milliards de dollars. Dans cet édifice, le PSG est vu comme le moteur de la stratégie du marketing d’État mis en place depuis quelques années », poursuit Nabil Ennasri.
Dans les faits, la diplomatie sportive qatarie ne se limite pas aux investissements colossaux dans le monde du ballon rond. D’autres sports, comme le handball, le basket, l’athlétisme ou encore l’équitation, vont être ciblés par Doha. Sans véritable culture sport ni athlètes dignes de ce nom, l’État pétrolier va injecter des dizaines de millions de dollars dans un vaste système de nationalisation d’athlètes étrangers. Les meilleurs sportifs – Européens et Africains pour la plupart – se voient proposer des chèques à sept chiffres en échange de la nationalité qatarie, pour, in fine, briller sous les couleurs de l’émirat en compétitions officielles. Un système bien rodé mais rapidement critiqué et – plus ou moins – sanctionné par les institutions sportives internationales. Une politique périlleuse, qui poussera Doha à changer son fusil d’épaule. La formation de jeunes pousses, les athlètes de demain, est ainsi mise en place. Déjà très bien entamée pour le foot – les nationalisations de joueurs étant très contrôlées par la FIFA -, la formation fait désormais partie intégrante des plans de Doha. Stades, gymnases et autres infrastructures, sortent alors de terre en un temps record. L’Aspire Academy, qui a pour but de détecter et former les prochains Ronaldo, en est la tête de gondole. Fondée dès 2004, elle aurait évalué et testé près de 715 000 jeunes footballeurs en 2007, soit trois ans après son lancement, selon des informations du quotidien suisse Le Temps. Le Qatar est ambitieux, et surtout, se donne les moyens de satisfaire son ambition.
Même quand ses plans sont remis en cause par des résultats sportifs en berne, Doha fait front et surenchérit. Éliminé en mars dernier par le FC Barcelone dès les huitièmes de finale de la Ligue des champions, alors qu’il s’était imposé 4-0 au match aller, le PSG a un temps cru voir son histoire récente chavirer. En effet, à cinq mille kilomètres de la capitale française, dans les couloirs du palais princier, certains échos faisaient état d’envies de revente du club parisien. « Le sport est assimilé à Doha comme un accélérateur de tourisme et un levier de croissance du futur », analyse Nabil Ennasri sur le site Observatoire-Qatar.com. Ainsi, en cas de panne de résultats, c’est toute la diplomatie sportive qatarie qui est remise en question, avec à la clé des répercussions économiques. Pourtant, au lendemain de la cuisante élimination parisienne, Nabil Enrassi étayait: « Afin de prévenir l’incendie et éviter l’humiliation de devoir vendre le club synonyme de retrait définitif de la planète football, certains au Qatar plaident pour un dernier sursaut. L’idée serait de mettre l’argent nécessaire afin de construire une équipe ‘en béton’ qui permettra de parvenir à soulever la coupe aux grandes oreilles.» Une vision avant-gardiste qui s’avérera véridique. Cet été, le Paris Saint-Germain n’a jamais autant été dépensier sur le marché des transferts. Les 222 millions d’euros placés en Neymar l’attestent, alors que le mercato est loin d’être clôturé. Le Qatar, bien loin d’avoir renoncé à sa diplomatie sportive, l’a encore un peu plus renforcée à coup de millions.
Les médias, l’autre facette du soft power
En parallèle du sport, le Qatar a su s’appuyer sur l’univers médiatique pour bâtir sa réputation internationale. En créant en 1996 la première chaîne arabe d’info en continue avec Al-Jazira, l’État souverain a pu sortir de l’anonymat et éclore aux yeux du monde. Depuis, Al-Jazira n’a cessé d’accroître sa réputation, notamment au niveau du traitement de l’actualité sportive. Al-Jazira Sports (lancé en 2003) est devenue BeIN SPORTS en 2012, avec à sa tête un certain Nasser Al-Khelaïfi, président du Paris Saint-Germain depuis l’arrivée de QSI au capital du club. Un changement de nom qui revêtait de nouvelles ambitions. « BeIN SPORTS était présentée comme la vitrine médiatique de la diplomatie sportive du Qatar. La chaîne devait accompagner la stratégie de promotion par le sport de l’État du Qatar qui venait d’acquérir le club du PSG », résume Nabil Ennasri sur Observatoire-Qatar.com. Une vitrine qui s’est avérée être fortement déficitaire.
En effet, en décembre dernier, nos confrères de Capital révélaient que la chaîne câblée aurait accumulé un déficit de près d’un milliard d’euros depuis son lancement en France en 2012. En cause, des achats de droits télévisuels aux coûts exorbitants (notamment pour la Ligue des champions et la Ligue 1), et un abonnement (15€ par mois sans engagement) bien trop attractif pour espérer des comptes à l’équilibre. Marquée au fer rouge par ce bilan comptable désastreux, ajouté à l’annulation par l’autorité de la concurrence d’un accord gagnant-gagnant avec Canal Plus, la direction de BeIN SPORTS a depuis limité la casse, laissant même SFR Sport – nouvel acteur dans le monde de l’audiovisuel – acquérir les droits du championnat anglais, et plus récemment de la Ligue des champions. En d’autres termes, le Qatar aurait fait marche arrière concernant ses investissements dans le secteur audiovisuel sportif, alors qu’Al-Jazira est sujettes à de vives critiques (voir par ailleurs).
Une crise géopolitique menaçante
1990. L’Irak de Saddam Hussein envahit le petit État du Koweït. Les relations au Moyen-Orient n’ont jamais été aussi tendues. Rapidement, une coalition internationale se forme, résolvant rapidement le conflit. Touchée de plein fouet par cette belligérance, la réputation des pays du Golfe est au plus mal, poussant ces derniers à plus de mansuétude. Les tensions se sont alors apaisées. Pourtant, depuis le 5 juin dernier, les frictions d’antan sont réapparues, miroitant dangereusement les prémices d’une nouvelle Guerre du Golfe. Et, désormais, c’est le Qatar qui pose problème. L’Arabie saoudite, le Yémen, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le Bahreïn (tous cinq à forte dominance sunnite) ont placé sous embargo le Qatar, lui reprochant officiellement de soutenir le terrorisme, mais officieusement de conserver des positions jugées « beaucoup trop amicales » avec l’Iran, le méchant voisin chiite. Et bien sûr, leurs revendications en échange de la suspension de l’embargo s’attaquent au soft power qatari. Ainsi, les cinq pays souhaitent l’arrêt immédiat de la diffusion de la chaîne Al-Jazira, « qui amplifie la voix des terroristes » selon le cheikh Abdallah Ben Zayed, Ministre des affaires étrangères des Émirats arabes unis. « Al-Jazira apporte du pluralisme politique et un plus grand libéralisme médiatique dans une région où les systèmes politiques sont des régimes autoritaires », explique cependant Mohammed El Oifi, politologue interrogé récemment par Télérama. De son côté, le Qatar n’a pas bougé d’un pouce, mais a vu l’Arabie saoudite fermer de force l’une des antennes d’Al-Jazira basée sur son territoire.
Les Émirats arabes unis, eux, jouent un rôle bien particulier dans ce conflit. En plus de prendre part à l’embargo, les Émirats arabes unis semblent depuis plusieurs années maintenant s’inspirer de la diplomatie sportive qatarie. Propriétaire de l’équipe cycliste professionnelle WorldTour EAU Team Emirates, l’État sunnite est également détenteur de l’équipe de football de Manchester City. En conséquence de quoi, le Qatar et les Émirats arabes unis se font front sur le plan du sport, et la rivalité s’est peu à peu accrue ces dernières années. Dernier épisode en date ? Le transfert du Brésilien Dani Alves. Très courtisé sur le Vieux Continent, l’ancien joueur de la Juventus Turin devait s’engager en faveur de Manchester City. Mais à la dernière minute, le latéral droit a signé à… Paris. En plein embargo, l’acquisition du joueur par le PSG en disait long sur l’état d’esprit du Qatar, prêt coûte que coûte à sauver sa diplomatie sportive. Et le transfert record de Neymar renforce un peu plus cette thèse.
« En s’appropriant les services de Neymar, le Qatar arrive à sortir des frontières du blocus, de montrer qu’il n’est pas à genoux, qu’il a encore les moyens de sa souveraineté », assure Nabil Ennasri au micro de Radio Vatican. « Neymar est le meilleur représentant possible pour le Qatar dans l’optique de la coupe du Monde de 2022, l’année où il sera le meilleur joueur du monde. Ce transfert a rendu furieux les autres émirats, notamment les Émirats arabes unis qui veulent, même si ce n’est pas dit officiellement, retirer le Mondial au Qatar.» La guerre pour le pétrole, la splendeur internationale et la suprématie religieuse, se joue donc sur le terrain du sport. Et le match est loin d’être terminé: « Certains évoquent la possibilité pour Doha d’acquérir un autre club d’envergure sur le terrain européen, notamment en Angleterre, voire de se positionner pour le naming d’un stade d’une des grandes équipes du continent », annonce Nabil Ennasri.
La face cachée de la politique qatarie
En quelques années seulement, le Qatar est passé du statut de territoire aride en marge des questions internationales, à un statut d’état influent, ambitieux et dynamique. Une transformation expresse qui pose forcément question. Pour pouvoir accueillir la coupe du Monde 2022, le Qatar dépense « près de 500 millions de dollars par semaine » selon le Ministre des finances qatari, Ali Shareef Al-Emadi. Rien que pour les infrastructures, 200 milliards de dollars seront dilapidés pour que le Qatar puisse « être vraiment prêt pour 2022. » Des chiffres exorbitants. Si l’argent du pétrole, du gaz naturel et des hydrocarbures, explique beaucoup de choses, les discours officiels revêtent une réalité beaucoup moins attrayante. En effet, pour pouvoir satisfaire ses ambitions, le Qatar aurait emprunté près de 200 milliards de dollars, révèle le quotidien libanais L’Orient Le Jour.
Pour un pays comptant seulement 2.5 millions d’habitants, cela fait tâche, sachant que les exportations d’énergies fossiles représentaient « seulement » 60 milliards de dollars en 2012. Doha est riche, très riche, mais est avant tout tributaire des cours du pétrole, qui sont au plus bas actuellement – en cause la politique de l’Arabie saoudite de baisser significativement les prix pour concurrencer le gaz de schiste américain. Le prix du baril est passé de 100 dollars en moyenne en 2012 contre seulement 50 dollars actuellement. L’économie du Qatar est donc en réalité très fragile, à tel point que l’an dernier l’émirat a connu son premier déficit budgétaire depuis 15 ans, estimé à près de 12 milliards de dollars.
La sombre question des travailleurs étrangers
Dans son dernier classement annuel, l’ONG Amnesty International a placé le Qatar sur la liste rouge des pays concernant la question des droits de l’Homme. Une problématique des plus préoccupantes pour Doha, qui, même avec ses millions, ne peut pas caviarder. The Guardian était le premier en 2013 à dénoncer les graves manquements aux droits de l’Homme sur les chantiers de la coupe du Monde 2022. Une investigation qui révélait « l’évidence d’un système de travaux forcés […] non rémunérés […] où les employeurs confisquent les passeports et les cartes bancaires des ouvriers », alors que « les travailleurs se voient refuser l’accès à de l’eau gratuite en plein désert ». Plus inquiétant encore, le journal d’investigation anglais affirmait qu’à l’été 2013 « presque un Népalais par jour mourrait au travail, le plus souvent des jeune-hommes pris d’attaques cardiaques.» Dans cette histoire, le Qatar n’est pas le seul responsable. « Malgré cinq ans de promesses, la FIFA a presque complètement échoué à faire que la préparation de la coupe du Monde ne soit pas entachée de violations répétées des droits de l’Homme », analyse James Lynch, directeur d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique, contacté par France 24.
Parallèlement aux problèmes des droits de l’Homme sur les chantiers de la coupe du Monde, émerge une autre problématique: celle des footballeurs étrangers évoluant au Qatar. Récurrents il y a encore quelques années, les contentieux entre joueurs étrangers et clubs qataris sont désormais moins médiatisés. Les témoignages de joueurs européens, notamment Français, avaient fait le tour de la sphère médiatique à cause de conditions de vie et de travail déplorables. Loin d’être résolu, ce problème reste encore d’actualité pour de nombreux joueurs, notamment Africains, qui ont pour la plupart tout plaqué pour s’envoler vers le Qatar, des rêves plein la tête. Certains sont maltraités, voyant leurs passeports être confisqués et leurs salaires peu ou pas versés. « Il n’y a pas que le Qatar impliqué dans ces affaires et sachez qu’il y a des observateurs qui viennent vérifier si les conditions de travail décentes sont respectées. En tout cas, le gouvernement du Qatar fait tout pour respecter les conventions internationales qu’il a signées », rétorquait en 2013 dans une interview accordée à Rue 89 Mohamed Jaham Al-Kuwari, ambassadeur du Qatar en France de 2003 à 2013.
Pendant ce temps-là, le PSG a investi près de 562 millions d’euros sur 5 ans pour s’attacher les services de Neymar. « Rêvons plus grand », oui, mais à quel prix ?
Crédits photo à la une: Alex Fau