ÉDITO – Le footballeur moderne doit-il être parfait ? Lisse, interchangeable, propre sur lui et n’exprimant aucune opinion personnelle, sauf celle dictée par son agent, son club ou son sponsor ? Ou bien a-t-il encore le droit d’être différent, d’avoir commis des écarts dans sa jeunesse ou de parler de son propre chef, sans aucune censure ?
L’actualité récente du dernier jour du mercato d’hiver en Europe nous fait réfléchir à cette question au travers de deux épisodes étonnants qui ont concerné deux joueurs ayant signé dans un club mais obligés de faire machine arrière devant la pression populaire. Et c’est bien là tout le paradoxe de ces situations ! Nous étions plutôt habitués à voir les dirigeants de clubs contrôler les footballeurs sous contrat avec eux afin d’éviter qu’une quelconque polémique n’éclabousse leur vénérable institution.
Plus récemment nous observons les sponsors individuels ou collectifs des joueurs qui leur demandent, afin de doper les ventes ou de ne pas les faire chuter, d’être des icônes parfaites, muettes, et de ne surtout pas avoir la moindre attitude qui compromettrait l’image de la marque. Ce football OGM qui prône le marketing et le gain financier au détriment de l’authenticité pouvait encore se voir opposer un football que certains qualifiaient de « vrai », en gros celui des supporters et des supposées valeurs « à l’ancienne »: l’amour du maillot, l’attachement à une ville ou à une région…
Sauf que, poussée à son paroxysme, cette dictature « du bas » devient aussi étouffante et même dangereuse que celle des cols blancs évoquée plus haut. Ainsi la mésaventure survenue à Anthony Mounier, éphémère joueur de l’AS Saint-Étienne, est révélatrice d’une certaine forme de violence qui gangrène le football et au sens large l’ensemble de notre société. Voilà un joueur talentueux, fort sympathique, bien que malheureux dans ses choix de carrière, contraint de ne pas revêtir le maillot des Verts sous prétexte d’une déclaration malencontreuse dans un soir d’euphorie.
Menacé de mort et quasi exfiltré, on apprend, dans un entretien accordé au journal L’Equipe, qu’il était même prêt pour exercer son métier à vivre dans le centre d’entraînement du club et à se couper temporairement de sa famille… Et dire que nous parlons ici de football et de sport. Pareille mésaventure a failli arriver à Grégory Sertic dont le transfert des Girondins de Bordeaux à l’OM aurait pu capoter en raison de menaces de morts là-aussi prononcées à l’encontre du joueur. Fort heureusement les 2 clubs ont tenu bon et la mutation a pu être enregistrée.
Un dénouement heureux que n’a pas connu lui le footballeur ukrainien Roman Zozulya qui devait quitter le Betis Séville pour rejoindre le Rayo Vallecano. Sauf que là-aussi les supporters s’en sont mêlés et ont rejeté l’arrivée ce cet attaquant international au motif d’une supposée sympathie du joueur pour des groupes d’extrême droite ukrainienne. Même si l’intéressé a formellement démenti toute appartenance à des groupuscules d’inspiration néo-nazis, il a dû renoncer à ce transfert sous cette pression populaire. Cet épisode a profondément choqué le vestiaire du Betis qui a témoigné sa solidarité au joueur par le biais d’un communiqué où il rappelle que l’intéressé a eu un comportement exemplaire depuis son arrivée au club.
Ce texte est d’ailleurs remarquable et illustre parfaitement le propos de cet article à savoir dénoncer les dérives d’une dictature du bas naissante. Extraits:
« Nous avons assisté à un lynchage public d’un joueur de football dont le comportement professionnel et personnel depuis son arrivée dans ce vestiaire a été impeccable (…) La situation créée par la suite semble extrêmement grave et nous pensons qu’à tout moment chacun de nous peut être victime d’un traitement similaire (…) Tout le monde, y compris vous, devrait réfléchir sur la façon dont il est facile de blesser gratuitement… »
S’ensuit alors cette conclusion symbolique: « Nous sommes tous Zozulya »
Il est sain de voir les footballeurs eux-mêmes commencer à réagir et à dénoncer les pressions qu’ils subissent, éveillant ainsi une conscience de masse, ou de caste, qui semblait jusqu’alors leur faire défaut. Pris entre le marteau et l’enclume, à savoir entre des impératifs de résultats et commerciaux d’un côté et les passions débordantes des supporters de l’autre, les footballeurs sont placés de facto dans une sorte de machine à broyer exigeant la perfection.Et ce ne sont pas les sommes colossales en jeu ni les salaires parfois mirobolants qu’ils touchent qui peuvent justifier certaines excommunications populaires.
Sachant que les 2 joueurs en question ne sont pas des superstars interplanétaires à l’abri de toute contingence matérielle et humaine. Face à ces exigences nouvelles touchant les acteurs même de notre passion commune, il semble opportun de réagir et de se souvenir que ce n’est que du sport, que du football, qu’un jeu et que rien ne justifie d’attenter à l’intégrité physique ou morale d’un compétiteur qui finalement n’est qu’un être humain doté de ses propres qualités et défauts, rien de plus, rien de moins.
Crédits photo à la une: KevFB