INTERVIEW EXCLUSIVE – Façonné par la mondialisation et les lois du marché, le football contemporain est aujourd’hui particulièrement affecté la crise du coronavirus Covid-19. En effet, les clubs professionnels de football sont aujourd’hui plongés dans une incertitude ambiante, alors que certains semblent même au bord de la faillite. Pour essayer d’y voir plus clair, Au Stade a interrogé Jean-François Brocard, normalien et enseignant-chercheur en économie du sport au CDES (Centre de droit et d’économie du sport), laboratoire de recherche rattaché à l’université de Limoges. Interview.
Au Stade. Pour bien appréhender la crise du Covid-19 et ses conséquences sur les clubs professionnels de football, pouvez-vous rappeler quelles sont les principales sources de revenus d’un club de football ?
Jean-François Brocard. Il y en a quatre: les droits TV, qui représentent la ressource économique principale des clubs de nos jours, mais également le sponsoring, la billetterie et le merchandising. Il faut savoir qu’aujourd’hui, il n’y a presque plus, dans le football, de subventions publiques. Dans les clubs professionnels, il y a souvent des échanges de services, mais il y a rarement du cash qui part dans les clubs de football venant des collectivités.
Ainsi, quelles seraient les conséquences de la crise du Covid-19 pour les clubs de football ?
Si vous regardez les quatre sources de revenus que je viens de citer, chacune demeure affectée par la crise du Covid-19, mais pas dans la même mesure. Concernant les droits TV: les discussions sont en cours actuellement entre les diffuseurs et la Ligue (la LFP, ndlr), qui représente les clubs, pour savoir si les diffuseurs vont payer ce qu’ils s’étaient engagés à payer contractuellement. En effet, il y aurait une clause qui énonce que, quand il n’y a pas de compétition, ils ne payent pas. Ce sont des débats juridiques. Donc pour cette source de revenus, elle est a priori assurée aujourd’hui, mais avec des modalités particulières. Ensuite, il y a tout le reste: sponsoring, billetterie et merchandising. Les clubs peuvent être inquiets: le sponsoring est mis à mal car il y a des partenaires économiques qui ne pourront finalement pas honorer leurs contrats. Et puis l’incertitude, c’est surtout celle de l’avenir à court terme: en septembre, lors de la reprise, les partenaires ne vont-ils pas dire stop définitivement ? Par ailleurs, il faut également prendre en compte la question du chômage: s’il augmente de manière sensible, cela va impacter d’une manière ou d’une autre le pouvoir d’achat des supporters. Enfin, concernant le merchandising: ce n’est pas une ressource essentielle, ce sont surtout les trois autres (droits TV, billetterie et sponsoring, ndlr) qui sont aujourd’hui assez inquiétantes.
J’espère que le football ressortira de cette crise par le haut
Jean-François Brocard
Certains clubs ont choisi de baisser les salaires de leurs joueurs pour pouvoir payer le reste de leurs salariés. Qu’adviendra-t-il de ces clubs si la crise perdure et que la reprise n’intervient pas avant septembre ?
La grosse difficulté des clubs actuellement, c’est la problématique relative à la trésorerie: l’argent qui devait rentrer dans les caisses ne rentre plus. Et en parallèle, il y a des charges qui, elles, sont décaissables ou décaissées; en l’occurrence les salaires. Il y a un moment ou a un autre, où, même si c’est budgété, les charges sortent et les produits ne rentrent pas. Cela engendre donc des problèmes de trésorerie pour les clubs. C’est pour cela qu’aujourd’hui les clubs négocient pour diminuer leurs charges décaissées: les joueurs ont accepté de baisser leurs salaires jusqu’à fin avril, il y aura forcément des discussions pour le mois de mai, le mois de juin, etc.
Ces clubs ne risquent-ils pas la faillite ?
Bien évidemment, oui, tant certains d’entre eux semblent englués dans des situations économiques particulièrement inquiétantes. Il risque d’y avoir de nombreuses faillites, des faillites dues à des problèmes de cessation de paiement, c’est-à-dire des clubs qui sont incapables de trouver du cash pour payer leurs charges à court terme. C’est tout à fait ce à quoi on peut assister si jamais les joueurs refusent de diminuer leurs salaires et si trop de partenaires quittent ces clubs, qui se retrouvent dans la situation de ne pas pouvoir payer ce qu’ils s’étaient engagés à payer.
Plutôt que de dire qu’on va retrouver la norme, on va plutôt retrouver un business où le foot navigue à vue, dans le flou total.
Jean-François Brocard
On imagine aisément que le Covid-19 aura des conséquences sur les prochains mercatos. Dans quelle mesure seront-ils affectés selon vous ?
Je pense qu’on va assister à des choses un peu curieuses: le marché du travail des sportifs professionnels est très clairement segmenté. D’un coté, celui des superstars; de l’autre, celui des joueurs plus anecdotiques, plus échangeables. Et je pense que le segment des superstars va être assez peu impacté. Il y aura toujours des clubs capables de payer des grosses sommes pour des joueurs qui changent vraiment la donne. Mais par contre, le segment des joueurs « interchangeables » va être plus affecté. Je pense qu’on va assister à la fois à une baisse du nombre de transferts ainsi qu’à une baisse des indemnités de transferts parce que ce sont ces clubs-là, les clubs qui nourrissent ce marché-là, qui vont être les plus touchés à mon avis: des clubs moyens de milieu de classement. On va aussi avoir davantage de prêts et d’échanges de joueurs qui correspondent à des stratégies comptables d’arrangements entre clubs.
Pour aider les clubs en difficulté, la LFP envisage un prêt à taux zéro à hauteur de 400 millions d’euros auprès de la BPI (Banque publique d’investissement). Est-ce le seul biais par lequel les clubs peuvent être aidés et, in fine, est-ce suffisant ?
Il n’y en a pas beaucoup d’autres parce qu’il n’y a pas grand monde qui veut prêter de l’argent aux clubs directement, surtout dans les conditions actuelles, ce qui est tout à fait logique puisque les clubs perdent de l’argent de manière régulière. Le fait que la LFP envisage de souscrire à ce prêt auprès de la BPI, c’est effectivement une solution. Mais est-ce assez ? Pour un certain temps, sur le court terme, oui. Après, s’il n’y a vraiment plus aucune compétition jusqu’à septembre et étant donné que les clubs français vivent énormément, ou en tout cas pour la plupart, des indemnités de transferts, je ne suis pas du tout certain que ce soit suffisant. Mais bon, je ne pense pas que la BPI va s’aventurer à prêter davantage de fonds parce qu’elle sait qu’elle ne va pas tout revoir (rires). Donc non, ça ne me parait peut-être pas suffisant, mais dans le même temps je ne suis pas sûr que la Ligue ait vraiment les moyens d’emprunter deux milliards…
Le football n’a pas de leader incontesté, ni à la FIFA ni à l’UEFA, et encore moins à la Ligue où Didier Quillot et Nathalie Boy de la Tour ne connaissent rien au foot.
Jean-François Brocard
Le co-président de l’UNFP, Sylvain Kastenduch, souhaite amorcer un modèle économique reposant sur la « rentabilité » et non plus sur « l’endettement » au sein du football français. Doit-on repenser le modèle économique du foot de la sorte ?
Aujourd’hui, il y a à peu près zéro régulation sur le capital d’un club: c’est-à-dire que vous pouvez avoir des investisseurs qui arrivent, comme à Lille à l’époque (en 2015, ndlr), avec peu de cash et qui se font prêter de l’argent pour acheter un club. Ensuite, il y a énormément de montages financiers qui font que ce n’est pas forcément le club qui est endetté. C’est fiscalement très particulier. Mais dans les faits, ce sont des clubs qui sont achetés par des personnes qui s’endettent; c’est effectivement une très mauvaise chose pour le football parce que ce sont des individus, puisqu’ils sont endettés, qui sont obligés de récolter assez vite les fruits de leur investissement pour pouvoir rembourser les crédits et, de facto, ce sont des clubs qui ont des stratégies à très court terme reposant sur le trading de joueurs. Ce qui est plutôt mauvais pour le foot en général. J’espère que le football ressortira de cette crise par le haut: cette crise démontre qu’il faut changer de modèle économique, les clubs ne sont pas rentables. Au final, peu de monde veut investir dans les clubs, sauf des gens qui veulent se faire de l’argent à très court terme. Car la stratégie précédemment citée fonctionne: mais j’espère qu’elle ne marchera pas longtemps. Car il vrai qu’aujourd’hui, à Monaco, Lille ou encore Bordeaux, ce sont des gens qui veulent gagner de l’argent très vite pour pouvoir rembourser les crédits. Certains y arrivent, d’autres moins. C’est risqué, c’est de la spéculation financière. Le football en est gangrené. L’UNFP n’arrête pas de dire qu’elle est contre, tout comme la FIFPro d’ailleurs. Maintenant, j’attends de voir quels gestes forts pourraient réaliser les syndicats de joueurs pour lutter contre cela.
Un retour à la normale est-il possible rapidement selon vous ?
La norme, vous la définissez; je n’aurais pas la même définition, mon voisin n’aura pas la même. Et c’est justement ça le problème: il n’y a pas de norme. Et comme il n’y en a pas, on ne sait pas vers où l’on va. Le football n’a pas de leader incontesté, ni à la FIFA ni à l’UEFA, et encore moins à la Ligue où Didier Quillot (directeur général de la LFP, ndlr) et Nathalie Boy de la Tour (présidente de la LFP, ndlr) ne connaissent rien au foot. Une certaine forme d’incompétence se ressent aujourd’hui: ils se font manipuler de part et d’autre. Plutôt que de dire qu’on va retrouver la norme, on va plutôt retrouver un business où le foot navigue à vue, dans le flou total. Il n’y a pas de chef. Personne ne tient la barre et c’est ça le problème selon moi.
Crédits photo à la Une: Ungry Young Man