INTERVIEW EXCLUSIVE – À quelques jours de l’ouverture de la Coupe du monde en Russie, le moment était opportun pour présenter la compétition, évaluer les chances des participants, dégager des favoris et quelques outsiders. Pour cela il nous fallait un œil exercé, vif, intransigeant dès qu’il s’agit de l’équipe de France à laquelle il a tout donné et qui le lui a bien rendu. Celui du footballiste le plus estimé dans le cœur des Français; toujours sincère, souvent avec une sensibilité à fleur de peau. Si l’expérience est une lanterne qui n’éclaire que le chemin parcouru, alors celle de Bixente Lizarazu est lumineuse, précieuse. Pour Au Stade, le « petit bison » du foot français distille un entretien au long cours. Grand format avec « Buffalo Bix ».
Au Stade: Bixente, quel est ton état d’esprit à quelques jours de partir en Russie pour commenter le Mondial sur TF1 [1] aux côtés de Grégoire Margotton ?
Bixente Lizarazu: Je suis enthousiaste à l’idée de couvrir cette compétition qui s’annonce passionnante sportivement et assez indécise. Pour moi, c’est aussi la promesse de la découverte d’un grand pays: la Russie. Quand tu es un joueur en activité tu te déplaces constamment mais tu vis dans ta bulle, concentré sur le match à venir, du coup tu ne profites pas de tous ces endroits traversés… Désormais, quand je commente une compétition de cette durée, j’ai le temps de m’imprégner de chaque paysage, de chaque culture. J’ai eu la chance incroyable de découvrir l’Afrique du Sud en 2010 puis le Brésil en 2014, deux pays fantastiques ! Et là je me réjouis d’aller en Russie un immense territoire mystérieux, à cheval entre deux continents. Je suis donc à la fois impatient et intrigué.
Avant d’aborder ton sentiment sur les équipes et ton pronostic, attardons nous un instant sur la sélection russe qui jouera à domicile; elle t’inspire quoi ?
J’avoue que je suis un peu dubitatif. Pour les russes viser les huitièmes de finale serait déjà bien. En fait, cette équipe a connu deux grosses désillusions en 2010 (non qualifiée) et en 2014 (éliminée au 1er tour notamment par l’Algérie) et elle va jouer SA Coupe du monde, mais tu ne sens pas de force collective qui l’habite, elle ne dégage pas de sérénité. Si tu compares avec les Bleus avant 1998, on n’avait pensé qu’à cela pendant 4 ans ! Il faut rentrer dans une préparation totale et avoir envie de tout casser. Là tu n’as pas l’impression qu’ils sont dans le bon délire… mais peut être cachent-ils leur jeu (rires).
Tu nous mets déjà l’eau à la bouche avec cette dynamique que tu communiques. Alors allons-y pour tes favoris; tu vois qui ?
Ah comme je suis un grand fan de cyclisme je vais te proposer des gruppettos. En fait, on va avoir pour moi 4 niveaux de favoris, si tu préfères on va adopter un schéma tactique révolutionnaire pour jouer en 3/1/4/3 avec un gardien volant !
Visionnaire ! Donc on débute par le sommet et tes 3 favoris ?
Commençons par le Brésil que je vois vraiment bien réussir son Mondial. Déjà pour eux çà serait une revanche éclatante à prendre après le drame qui leur est arrivé en 2014 chez eux, en demi-finale contre la « Mannschaft ». Et je te garantis que la rage, l’esprit de revanche sont des moteurs incroyables pour motiver une équipe. La « Seleção » présente un profil très offensif avec Neymar, bien sûr, mais aussi Gabriel Jesus, Firmino, Couthino, Willian…Devant c’est très impressionnant. Et très intelligemment, ils ont trouvé une organisation tactique avec un milieu de terrain travailleur et ultra solide, Fernandinho, Paulinho, Casemiro, qui, en se concentrant sur la récupération et l’impact physique, libèrent la créativité des offensifs. Si tu rajoutes une défense qui tient la route et un gardien de qualité, tu n’es pas loin du combo idéal.
Second membre de ton trio: l’Allemagne tenante du titre?
Bien évidemment ils seront là… comme à chaque fois j’ai envie de dire. D’autant plus qu’ils sont champions du monde en titre et qu’ils ont ce projet fou de réaliser le doublé et de marquer durablement l’histoire du football. Quelle belle source de motivation ! On se rend compte en ce moment que toutes les barrières tombent, personne n’avait jamais conservé la Ligue des champions et le Real de Zizou a fait le triplé, donc pourquoi pas au tour de l’Allemagne de garder la coupe Jules Rimet ? La principale interrogation concerne Manuel Neuer car lui te fait gagner les matches. Avec ou sans lui il n’y aura pas la même sérénité derrière, pour cela que je ne place pas l’Allemagne au-dessus des autres. Mais la défense c’est du costaud, Kimmich a très bien remplacé Lahm, l’axe Hummels/Boateng ce sont des rocs, sauf quand Boateng se blesse (ce qui arrive trop souvent dans les moments importants). Au milieu c’est aussi talentueux et inspiré, avec Kroos, Draxler, Özil quand il est dans un bon jour…Lui c’est l’intermittent du spectacle, une énigme parfois. Devant par contre il faudra que Timo Werner s’impose et démontre qu’il a la carrure pour le très haut niveau mondial. Sans oublier l’éternel et l’atypique Thomas Müller qui est souvent critiqué, mais je suis certain qu’il va réaliser une grande Coupe du Monde… Deutsche Qualität (rires) !
Et pour compléter ton podium la « Roja » ?
Incontournable Nation du football qui, au passage, vient de réaliser le doublé dans les coupes européennes avec le Real et l’Atlético, le 4e doublé espagnol en 5 ans, on se rend compte du truc de malades quand même ? En sélection ils ont mangé du caviar entre 2008 et 2012 puis ont été rattrapés par une forme de saturation, qui est le propre de tout cycle vertueux qui se termine. Là ils sont revenus à un très haut niveau, avec leurs caractéristiques naturelles: un jeu vif et rapide, très technique. Leur milieu est à ce titre merveilleux, le meilleur de la compétition ! Après devant il faut qu’ils soient réalistes et arrivent à tuer les matches plus rapidement.
Juste en dessous de ces trois tu places une équipe qui nous est chère non ?
Exact je mets les Bleus juste après les 3 « gros ». Une équipe bien dans sa tête qui peut aller loin, toutefois sans apparaître comme le principal favori du tournoi.
On va passer en revue les autres outsiders et on reviendra sur l’équipe de France par la suite. Il y en a 4 qui se détachent, pour toi ?
Oui, la Belgique qui est toujours compétitive et expérimentée maintenant, portée par un Eden Hazard ou un De Bruyn dont on attend l’explosion dans une très grande compétition internationale. Le Portugal de Cristiano Ronaldo car c’est le champion d’Europe en titre et puis Cristiano, on sait qu’il va marquer, qu’il va élever son jeu quand l’air devient irrespirable pour les autres… Et quand tu parles de l’un, il faut parler de l’autre, Lionel Messi ! Donc je place aussi l’Argentine dans ces gros outsiders. Même si la sélection « Albiceleste » tangue un peu, Leo Messi a bien géré sa saison pour arriver en forme au bon moment car pour lui ce Mondial est la dernière occasion de décrocher le Graal qui manque cruellement à son palmarès… Si tu regardes sa carrière, ses statistiques, sa régularité, les trophées remportés en club, il est incomparable, inégalable dans l’histoire du football même par rapport à Maradona. Mais en équipe nationale, il lui manque la Coupe du Monde, celle qui te place tout en haut dans le cœur des supporters. Pour revenir à Messi/Ronaldo que je qualifie de duo du siècle, j’ai un respect sans bornes pour ces 2 joueurs. Ce sont 2 champions extraordinaires, des légendes vivantes du football. Mais j’aurai toujours une préférence personnelle pour le style de Messi.
Lionel Messi […] est inégalable dans l’histoire du football même par rapport à Maradona »
Bixente Lizarazu
Enfin je vois aussi une autre sélection d’Amsud, l’Uruguay, pour faire un beau parcours. C’est le prototype de l’équipe qui ne va rien lâcher, qui se dépouillera sur le terrain pour compenser le manque de talents par rapport à d’autres. Et la « Celeste » c’est quand même la défense centrale de l’Atletico Madrid, Godin/Jimenez, et devant un duo de canonniers redoutables: Cavani/Suarez. Ces deux lascars là ils ne font pas que marquer des buts, ce sont aussi de véritables « teignes défensives » qui ne rechignent jamais à se replacer et venir défendre bas pour récupérer le ballon. La crème pour une équipe.
Enfin ton dernier gruppetto qui comprend 3 sélections, celui des « petits outsiders » ?
J’y place des équipes qui ont de la qualité mais qui me semblent néanmoins manquer de souffle sur un tournoi aussi long pour vraiment créer la surprise. La Colombie de Radamel Falcao qui nous a posé des problèmes dernièrement au Stade de France, mais je ne suis pas sûr que les Bleus aient abordé ce match avec toute la concentration nécessaire pour une rencontre internationale. L’Angleterre d’Harry Kane, une sélection qui arrive toujours avec la trompette avant la compétition mais qui n’arrive vraiment jamais à éclore dans un grand tournoi, même si le football anglais par le biais de sa Premier League est une hyper puissance européenne. Et une petite mise en lumière de la Croatie de Luka Modrić, qui possède des joueurs expérimentés et talentueux comme Rakitic et Mandzukic, rompus aux joutes européennes. Un bloc solide et combatif placé dans un groupe compliqué avec l’Argentine, l’Islande et le Nigeria, mais il va falloir les sortir les Croates car il vendront chèrement leur peau.
Revenons maintenant à l’équipe de France que tu places tout près de l’étoile; ce groupe te satisfait-il ?
Il est avant tout caractérisé par son potentiel offensif comme tous les observateurs du football mondial le soulignent. Antoine Griezmann est en pleine bourre en ce moment et il devra nous porter tout au long de la compétition car c’est lui le leader incontesté. Pour briller il a besoin d’un joueur de devoir comme Olivier Giroud qui est très complémentaire, lui libère des espaces en pesant énormément sur les défenses adverses et surtout qui marque des buts avec une régularité impressionnante en sélection puisqu’il en est à 31 désormais. Et bien sûr le prodige Kylian Mbappé, un potentiel futur Ballon d’Or… qui est à l’heure actuelle le plus grand jeune talent du football mondial. Avec un Thomas Lemar, un Ousmane Dembélé en complément, tu as de quoi martyriser beaucoup de défenses dans ce Mondial.
Kylian Mbappé, un potentiel futur Ballon d’Or »
Bixente Lizarazu
Le souci va être de compenser cette aspiration naturelle à se porter en attaque et donc à ne pas fragiliser l’équipe. Le but étant de posséder un milieu solide et guerrier qui va te permettre de libérer les artistes devant mais également de soulager la défense. Un peu comme ce que j’évoquais plus haut pour le Brésil: arriver à trouver ce point de parfait équilibre entre créativité et sécurité. A ce titre, j’ai bien aimé le match de Corentin Tolisso face à l’Irlande la semaine dernière, placé aux cotés de Blaise Matuidi et certainement de N’Golo Kanté il pourrait permettre à Didier Deschamps de construire un équipe rassurante quand l’enjeu va monter au fur et à mesure du Mondial. Une autre configuration est possible avec Paul Pogba et sera certainement utilisée lorsqu’il faudra se porter encore plus vers l’avant. Avoir plusieurs solutions est une richesse tactique indispensable si tu veux aller au bout.
Les incertitudes sont plutôt derrière non ?
C’est le vrai chantier des Bleus depuis des mois… L’axe central sera obligatoirement constitué par Raphaël Varane et Samuel Umtiti depuis la blessure de Laurent Koscielny. Tous les deux évoluent dans 2 des plus grands clubs du monde mais associés à des « monstres » qui les encadrent et les guident: Sergio Ramos et Gerard Piqué. Et j’attends d’eux maintenant qu’ils deviennent à leur tour ces patrons de défense dont on a besoin, il faut qu’ils coupent le cordon ombilical et ce Mondial peut être l’occasion rêvée. Sur le banc on aura aussi Presnel Kimpembe un gros potentiel. Concernant les latéraux Benjamin Mendy et Djibril Sidibé sont bien installés et vont monter en puissance au fur et à mesure que la compétition approchera. Le seul doute concerne Benjamin Mendy sur sa capacité à reproduire les efforts après 7 mois de rééducation, suite à sa rupture du ligament croisé du genou. Ces 2 latéraux sont très offensifs et c’est un élément que le sélectionneur doit prendre en compte pour équilibrer son équipe notamment en sécurisant son milieu comme je l’indiquais juste avant. C’est dans cette optique que s’inscrit la sélection de Lucas Hernandez. Pour Didier, c’est le meilleur défenseur de tous nos latéraux.
Pour Didier, [Lucas Hernandez] est le meilleur défenseur de tous nos latéraux »
Bixente Lizarazu
Il a démontré contre l’Italie qu’il peut constituer une alternative très crédible dans une configuration de combat, ou pour libérer le milieu placé devant lui en lui évitant de compenser un latéral porté toujours vers l’avant. Lucas n’est donc pas une surprise dans cette liste en comparaison avec Lucas Digne au profil plus contre-attaquant mais moins sûr défensivement. Pour des raisons assez identiques, Benjamin Pavard m’a laissé aussi une excellente impression contre l’Italie. Enfin, nos gardiens auront un rôle important à jouer en insufflant de la sérénité à notre arrière-garde et ce sera un point à surveiller car les fins de saison d’Hugo Lloris et de Steve Mandanda n’ont pas été extraordinaires…
Tu es donc satisfait du groupe France au niveau technique et complémentarité, reste le mental… qui fait souvent la différence au haut niveau ?
J’insiste toujours sur la notion de groupe, de solidarité, pour moi c’est fon-da-men-tal ! Si tu ne fais pas l’effort pour ton partenaire, ton copain, alors tu n’iras pas très loin dans la compétition même si tu as tous les talents du monde… Donc dès la préparation tu te mets en mode « Coupe du Monde » et tu évites tout ce qui pourrait dérégler l’harmonie du groupe. Titulaires, remplaçants ou suppléants tout le monde doit tirer dans le même sens.
Inévitablement on repense aux déclarations d’Adrien Rabiot ?
En fait on ne sait pas s’il a réagi à chaud ou si c’était mûrement réfléchi… Déjà première règle intangible dans le football moderne comme dans la vie: éviter de réagir a chaud car on dit beaucoup plus de conneries. Et si c’est le fruit de sa réflexion alors c’est une erreur plus grande car il s’est mis dehors tout seul du groupe France. La sélection continuera sans lui car il sera remplacé par un autre et l’institution est toujours plus forte que les individualités. C’est triste pour lui car il va devoir assumer les conséquences de sa décision. Pourtant c’est un joueur bourré de talent qui s’est imposé au PSG et ça veut dire beaucoup pour moi. Mais si on fait une analyse très objective de sa situation sportive, on doit dire qu’il n’a pas reproduit en Bleu ses performances avec le PSG. Il a du caractère et il en faut pour survivre au haut niveau, mais là, sur ce coup, il l’a placé au mauvais moment, au mauvais endroit…
Pour Didier Deschamps il fallait savoir avec qui partir à la guerre ?
Complètement. Ce groupe est une osmose idéale entre expérience et jeunesse, joueurs de devoir et grands talents, il est très complémentaire. Mais au final quand tu as fait 50 fois toutes les analyses technico/tactique possibles et imaginables sur le potentiel de chacun, il reste l’humain avec un grand H. Et là, la seule question qui vaille, l’ultime est: « En qui ai-je confiance et avec qui je veux partir en Russie ? »
Justement c’est ce qui a fait la différence en 1998 dont le vingtième anniversaire arrive à grands pas ?
Il était beau ce groupe dans son humanité, il s’aimait. Je vais te dire quelque chose qui m’a frappé récemment. J’ai été un témoin privilégié du documentaire qui sera diffusé sur TF1 le 10 juin prochain et qui retrace notre aventure en 1998. Et pour la première fois, j’ai analysé notre parcours dans sa globalité, j’ai vu notre histoire dans son ensemble car je n’avais que des souvenirs de chaque match pris individuellement, sans mise en perspective. Et là j’ai réalisé la performance mentale de notre équipe et le sang froid qu’il a fallu, de notre match d’ouverture à la finale, pour aller au bout et conquérir ce Graal ! Sur les deux premiers matches on perd sur blessure deux de nos attaquants: Stéphane Guivarc’h et Christophe Dugarry. Zizou se fait expulser contre l’Arabie Saoudite et ne reviendra qu’en quarts. En huitièmes on passe au but en or, celui de Laurent Blanc, le premier de l’histoire de la Coupe du Monde, mais ce match il était tellement piège, que ça pouvait basculer sur un rien… la preuve. Ensuite l’Italie en quarts de finale et les tirs aux buts…
J’ai réalisé la performance mentale de notre équipe et le sang froid qu’il a fallu »
Bixente Lizarazu
Et la demie contre les croates où nous sommes menés au score pour la première fois dans la compétition, la force mentale qu’il faut pour revenir, Lilian qui prend feu et cette expulsion injuste de Lolo. On l’a senti passer ce dernier quart d’heure à tenir le score à 10 contre 11, il a fallu s’arracher. Même la finale on l’a gérée parfaitement car à 2/0 quand Marcel est exclu il reste 25 minutes à jouer et ils ont les talents offensifs en face, si on prend un but la physionomie du match change complètement… sauf que l’équipe n’a pas bronché, on n’a rien lâché, nada. Notre chemin a été tout sauf facile, chaque match on est allé le chercher avec nos tripes, notre cœur, notre intelligence et à partir des huitièmes de finale chaque match a été un combat au couteau et ça je l’ai vécu, je le sais et personne ne nous l’enlèvera… Gagner un Mondial c’est une épreuve mentale terrible. Pour conclure, je te dirai que tu ne peux pas faire mieux que remporter la Coupe du monde dans ton pays, c’est le summum, le Graal ultime dans le sport le plus populaire au monde, devant ta famille, tes amis, ton public. C’est magnifique ! On l’a fait…nous sommes champions du monde 1998… pour l’éternité !
[1] Outre son activité de consultant télévisé pour TF1, Bixente Lizarazu officiera également à la radio sur RTL et dans la presse écrite avec ses chroniques publiées dans le quotidien sportif L’Equipe.
Crédits photo à la Une: RALPH WENIG / BUREAU233 / TF1