Je suis un simple poste de télévision, un objet utile de nos jours mais presque banal. En fait l’on ne me remarque pas dans une pièce sauf quand je suis allumé. Mais à ce moment-là je deviens le centre du monde, toutes les personnes ont alors les yeux rivés sur moi.
Cette célébrité m’amuse souvent car je suis un objet de divertissement pour toute la famille, d’information aussi. En règle générale j’apporte de la bonne humeur et de l’évasion tous les jours, enfin presque, car il y a un jour précis, le 13 novembre 2015, où j’ai fait pleurer beaucoup de gens chez eux… Un jour que je voudrais oublier à tout jamais mais que personne n’oubliera, les images que j’ai diffusé ont tourné en boucle dans le monde entier, c’est moche quand on me fait jouer ce rôle-là. Tout a commencé par une magnifique fête, un match de football au Stade de France entre l’équipe de France et l’Allemagne. 80 000 personnes dans les tribunes et des millions de gens devant leur écran qui me regardaient. A chaque évènement sportif je vous procure tellement de joie et d’émotion !
Mais là, à un moment, j’ai vibré très fort, tout le monde a sursauté, un drôle de bruit dans le stade comme une explosion… Patrice Evra, qui avait le ballon, a regardé une fraction de seconde, incrédule, les tribunes et les autres joueurs. Puis le jeu a repris mais quelques minutes plus tard un autre bruit similaire a retenti… Tout le monde dans le stade s’était figé mais chez vous, à travers moi, vous avez tous cru à un gros pétard, une espèce de bombe agricole vestige d’un autre temps. Et le match s’est terminé dans une drôle d’ambiance, aucun joueur ni spectateur ne savait trop ce qu’il s’était passé mais les commentateurs, ceux qui me font vous parler à travers leurs voix, eux ils savaient. Mais ils n’ont rien dit, de peur de provoquer une panique, un mouvement de foule, peur de créer de l’hystérie chez vous, par mon intermédiaire.
Incroyable aussi cette image des joueurs de l’équipe de France, Hugo Lloris le capitaine en tête, qui découvrent alors l’horreur dans le couloir menant au vestiaire en regardant l’écran de télévision posé en haut. Comme quoi ce soir-là j’étais l’instrument involontaire du destin. Car en dehors des explosions aux abords du Stade de France, les « fous de Dieu » comme on les appelle, les illuminés quoi, ont fait un vrai carnage dans les rues de Paris, mitraillant les terrasses des cafés, des lieux de vie, des lieux d’amour qu’ils ont transformé en lieu d’horreur, de mort et de désolation. Et moi je devais vous montrer cela, chez vous, vous agresser presque avec ces images insoutenables mais qu’heureusement tous les médias n’ont pas filmé ni diffusé.
Et cette soirée cauchemardesque a continué dans une salle de spectacle: le Bataclan… Normalement, la télévision vient pour filmer un concert ou une pièce de théâtre, elle rentre dans une salle pour vous divertir et vous transporter ailleurs le temps d’une émission. Là je suis venu vous apporter juste de l’angoisse, des larmes, de la désolation… Il y avait 1 500 personnes dans ces salles, piégées comme des lapins dans une grande cage. Et des barbares qui sont rentrés et ont mitraillé aveuglément, froidement, sans cœur, sans âmes, sans humanité. Rien, le néant. Mon écran a continué à déverser un flot ininterrompu d’images, d’analyses, de suppositions et d’angoisses.
Quand cela va-t-il s’arrêter ? Où vont-ils encore frapper ? Chez vous ? Devant votre porte ? Moi, simple objet en plastique rempli de composants électroniques je vous avoue que ce soir-là j’ai pleuré. Vecteur de divertissement et de joie j’étais devenu l’instrument de propagation du malheur et je ne l’ai pas supporté. Avec un humour très noir, j’aurais soulevé le paradoxe d’avoir pleuré des larmes cathodiques devant l’horreur islamique… Mais je n’ai plus d’ironie, plus de mots, de sons, de canaux, pour vous compter cette soirée maudite qui a fait plus de 130 victimes, 400 blessés au nom d’un Dieu qui ne leur avait rien demandé. Pourquoi m’avoir pris en otage, moi simple poste de télévision, pour vous obliger à regarder toutes ces horreurs et les apporter dans votre salon ?
On me dit que c’est la guerre de l’image et que les terroristes frappent l’imagination par mon intermédiaire, car vos yeux communiquent directement avec votre cœur, si je vous disais que je suis devenu le centre d’intérêt de cette sale guerre. Depuis ce soir-là j’ai eu envie de me taire pour toujours, qu’on me débranche définitivement et que je ne vous donne plus jamais de motif de désolation. Mais avec le temps j’ai réalisé qu’en faisant cela ils auraient gagné. Éteindre les Lumières pour faire régner l’obscurité voilà ce qu’ils voulaient tous ces fous meurtriers.
Alors j’ai décidé de continuer à diffuser, à venir chez vous pour vous amuser, vous réconforter parfois, vous faire rêver souvent. Et honorer la mémoire de toutes ces victimes innocentes de la maudite soirée du 13-Novembre, vous rappeler leurs visages, leurs sourires, leurs vies. Dénoncer par mon intermédiaire tous ceux qui un jour voudront attenter à la vie qui sur terre est sacrée. C’est promis jamais je ne m’éteindrai, avec mes excès et mes bons côtés je vous accompagnerai toujours, comme un objet familier que l’on ne remarque plus. Ou presque… Ensemble on en fait tous le serment, vous et moi, écrans et téléspectateurs: non on ne laissera pas la barbarie triompher.
Nous allons juste vivre et vraiment, sincèrement, bien les emmerder !
Crédits photo à la une: Poudou99 / aka Kootshisme