Alors que la Coupe du monde 2018 va s’ouvrir en Russie le 14 juin prochain, de nombreux évènements vont commémorer la victoire française dans cette épreuve, il y a tout juste 20 ans. Parce que la conquête de notre étoile sera gravée dans la légende pour toujours et que ce Mondial tricolore fut aussi une magnifique fête et un brassage pacifique des cultures et des peuples, j’ai souhaité ouvrir mon carnet de souvenirs et vous en faire partager quelques uns, vécus de l’intérieur. Juste des sourires, des émotions, une tranche de vie; celle d’un étudiant déjà féru de sport et de football et qui un jour a poussé la porte du Comité d’Organisation, avenue Jean-Jaurès à Lyon, tout près du stade de Gerland…
Et c’est ainsi que j’ai commencé à faire office d’aide de camp du directeur du site lyonnais, un ancien général des paras, en gros la place idéale pour tout voir sans trop de contraintes, ou alors bien agréables ! Comme dans tout grand évènement il y a forcément une répétition générale au préalable et la notre fut le Tournoi de France organisé en juin 1997 et dont nous étions le site test. Deux matches à Gerland, et déjà les dieux du football veillent sur nous car nous assistons à 2 rencontres légendaires. France/Brésil (prémonitoire) avec une scène incroyable…On se pose quelques minutes debout dans les travées et c’est là qu’un coup franc est sifflé pour les Auriverdes.
Roberto Carlos s’empare du ballon, juste à notre hauteur, et vous connaissez la suite; cette trajectoire irréelle du cuir qui semble sortir du cadre, si loin du mur, et qui reste suspendu en l’air – 2 secondes en réalité, mais vu du stade cela a duré une éternité – puis qui retombe dans les filets. Pour l’anecdote la France égalisera par Marc Keller, l’actuel Président du Racing Club de Strasbourg. Second match chez nous et encore le Brésil face à l’Italie et comme toujours entre les deux une dinguerie: 3/3. Nous étions alors à l’extérieur du stade à visiter les différents postes et nous avons vécu les buts par procuration en écoutant les clameurs du public, une expérience décalée et étonnante.
Place maintenant à la vraie compétition, et déjà une énorme frayeur le soir du tirage au sort le 4 décembre, ou plutôt une double frayeur. On nous propose sur Lyon un improbable USA/Iran, première rencontre entre ces deux Nations depuis la révolution iranienne de 1979 et la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran. Et comme si le tensiomètre n’était déjà pas au maximum, se profile un quart de finale théorique Allemagne/Angleterre, soit les 2 Nations les plus touchées par le phénomène du hooliganisme à l’époque en Europe. Et bien évidemment rien ne se passera comme prévu. Mais à cela il fallait s’y attendre.
« Je me barre vous êtes trop nuls »
Juste avant que le Mondial ne commence, un petit plaisir avec un tournoi de foot organisé sur la pelouse même de Gerland entre le CFO et les entreprises qui ont participé aux travaux de rénovation du stade. Nous sommes coachés par notre responsable des compétitions, l’immense Aimé Mignot, ancien joueur et entraîneur de l’OL et de l’équipe de France féminine. Et honte suprême quand au beau milieu d’un match notre Aimé nous lance : « Je me barre vous êtes trop nuls… » Très vite les choses sérieuses arrivent: un premier match Corée du Sud/Mexique et une première mission assez poignante; Notre co-président de France 98 aux côtés de Michel Platini, Fernand Sastre, venait de disparaitre à quelques heures de la rencontre et il me faut rédiger un message de condoléances qui sera lu par le speaker dans le stade. Ironie du destin, j’avais accompagné Fernand Sastre pour visiter le site de Gerland lors du Tournoi de France et enchanté par les travaux il m’avait déclaré enthousiaste en contemplant les virages rénovés: « Quand tout sera fini, vous aurez l’un des plus beaux stades d’Europe ! »
Sur le match en lui-même, le souvenir d’une belle communion entre les supporters coréens et mexicains, un stade bigarré, là on sent vraiment que le Mondial a commencé et que cette compétition n’a rien à voir les autres matches de football, chaque Nation y apporte un peu de son âme et çà vous prend aux tripes. Nous enchaînons par une autre opposition contrastée entre la Roumanie et la Colombie, deux équipes sympas, abordables. Car derrière le faste et les paillettes il y a des joueurs qui vivent sous pression du résultat mais sont aussi et surtout des êtres humains. Exemple avec l’entraînement des Roumains la veille du match. Nos consignes sont strictes: personne ne doit approcher les joueurs avant qu’ils ne rejoignent leur bus pour quitter le stade.
Sauf que certaines familles sont présentes, femmes et enfants qui tentent de grappiller quelques moments en présence de leurs maris ou pères car les sélections sont souvent cantonnées à huis clos dans leurs hôtels… Difficile de rester insensibles quand, avec un sourire des deux côtés de la barrière, on demande juste par le regard le rapprochement, allez hop on ferme les yeux et on ouvre. Dans le talkie-walkie, le Général qui réaffirme avec fermeté: « Maintenez la zone isolée, je répète… » Trop tard ! Et puis au moment de l’adieu les remerciements dans les yeux des joueurs roumains, cela n’a pas de prix… Gheorghe Popescu, le grand libéro, qui vient me serrer la main pour dire merci.
Nous aurons ensuite la joie d’aller visiter nos amis stéphanois et d’assister à un match à Geoffroy-Guichard: Autriche/Chili. Une bien belle équipe chilienne avec Ivan Zamorano et Marcelo Salas et une fête au milieu des supporters chiliens et leurs chants lancinants: « Chilenos, chilenos, tenemos que ganar…» Ensuite on bascule dans l’Histoire avec un grand H, celle que vont écrire les délégations américaine et iranienne pour cet explosif choc politique du 21 juin 1998.
Quand sport et politique s’entremêlent
Ce match a été l’occasion pour des milliers d’exilés et réfugiés politiques iraniens de témoigner leur soutien aux contestataires du régime en brandissant des tee-shirts à l’effigie du leader de l’opposition. Tout avait été préparé à l’avance par la diaspora iranienne qui s’était donnée rendez-vous à Gerland en provenance de toute l’Europe. Nous n’avions pas décelé à l’entrée dans le stade tous ces signes politiques bien cachés sous leurs vêtements, ce qui ensuite a donné lieu à quelques situations chaudes dans les tribunes pour retirer de leurs mains les messages les plus virulents et éviter ainsi un incident diplomatique. Et pourtant tout avait été anticipé au maximum avec la présence des moniteurs de gymnastique de la Police Nationale en survêtements bleus, disposés sur toute la circonférence de la pelouse, une présence bien plus discrète et sportive que celles de CRS casqués, qui, à l’époque, ne devaient pas pénétrer dans un stade.
Déjà quelque jours avant, je m’étais collé à faire visiter le stade à plusieurs membres de la sécurité iranienne, je vous avoue que cela faisait froid dans le dos devant ces types aux looks de barbouzes, gueules un peu cassées (style Farez dans « Les Aventures de Rabbi Jacob » si cela vous parle). On se disait entre nous: ceux-là, ils ont dû en questionner quelques uns… Devant tant de passions et de charge émotionnelle qu’allait-il advenir de ce match ? Et comment les membres des deux équipes allaient-ils se comporter ? Tensions, réconciliation ? Tous les scenarii étaient envisageables et envisagés. Le sport étant avant tout une affaire d’êtres humains, c’est en laissant parler leur cœur que les deux délégations ont réagi le moment venu.
Le plus extraordinaire s’est déroulé la veille du match avec la réunion FIFA en présence de l’arbitre et des deux délégations, qui a pour but de déterminer toute l’organisation de la rencontre: entrée, maillots, sécurité… C’est là que je vais vivre certainement ma plus grande émotion sportive en dehors du terrain. En effet, la délégation iranienne arrive un peu en avance et je les emmène dans la petite pièce attenante à la salle de réunion pour patienter. Puis les Américains se présentent à leur tour et je les accueille dehors en leur disant que les Iraniens sont déjà là. Et puis magie du sport: lorsque tout le monde se retrouve dans cette pièce, c’est l’effusion et les délégations tombent dans les bras l’une de l’autre… Regards à droite et à gauche: je suis le seul « étranger » présent, témoin presque indiscret de ce moment fort des relations internationales. Parfois je me pince encore pour me convaincre que je n’ai pas rêvé. Dans ces cas-là, on se sent infiniment petit et on réalise que l’on est en train de vivre un moment historique. 20 ans après, ces images ont laissé une empreinte indélébile dans ma mémoire.
Strict protocole
Quand se déroulera la réunion, nous assisterons à un autre moment exceptionnel: faisant fi du protocole FIFA régissant l’entrée sur la pelouse, les deux équipes veulent pénétrer sur le terrain main dans la main en se mêlant joyeusement, deux membres des délégations se lèvent même et miment la scène. Moment de panique pour les officiels de la FIFA qui s’isolent pour téléphoner à leur hiérarchie, ne sachant pas quoi répondre à cette demande si déroutante pour le cadre rigide de l’organisation suisse. A notre grand dam cette proposition sera rejetée: il faut respecter l’entrée séparée, il sera juste accepté une photo commune où les deux équipes se mélangeront pour un cliché qui a fait le tour du monde. Mais ce n’était que la face visible de l’iceberg de la réconciliation. Je vous avoue que je regrette encore la frilosité de la FIFA: quelle occasion manquée de marquer l’histoire et les esprits par un moment de fraternité inoubliable!
Quel dommage que la rigueur de cet organisme nous ait privé de ce magnifique message d’espoir universel lancé par les sportifs au reste de la planète. Moment fort aussi après le match avec la rencontre de cet incroyable acteur de l’histoire diplomatique et politique des États-Unis, Henry Kissinger. Juste le temps de lui griffonner sur une carte de visite l’heure et la gare de son TGV de retour sur Paris. C’est peu mais cela marque. Ce soir-là, la magie était ambiante et une charge émotionnelle exceptionnelle a flotté dans l’enceinte du stade de Gerland.
A suivre…
Crédits photo à la Une: Benoît Prieur / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0