Au nouveau classement World Tour par Nations, elle pointe toujours en troisième position, devant des nations historiques telles que les Pays-Bas, la Belgique, l’Italie ou encore la France . Elle, c’est la Colombie, seul pays d’Amérique du Sud où le cyclisme arrive à concurrencer le sport roi, le football. Alors pourquoi les colombiens sont-ils aussi nombreux dans le peloton professionnel alors qu’on compte sur les doigts d’une main leurs homologues sud-américains ? Et surtout, quel est le secret de leur insolente réussite, symbolisée par les Quintana, Uran, Betancour ou autre Arredondo qui trustent les podiums sur les arrivées au sommet. Enquête, sur fond de café, narcotrafiquants, tourisme sexuel et d’ajiaco*.
Les Colombiens sur le toit de l’Europe
1er juin 2014, la 97ème édition du Tour d’Italie vient de se terminer dans les rues de Trieste, le long des côtes de l’Adriatique. Sur le podium, deux hommes se portent une accolade chaleureuse : Nairo Quintana, l’enfant de Tunja vient de remporter le premier grand Tour de sa jeune carrière, et il devance un autre coureur colombien, Rigoberto Uran, pour un doublé inédit. Pendant les trois semaines de courses, les deux coureurs se sont livrés un mano à mano passionnant, déclenchant des scènes de liesse en Colombie, où ils font la fierté de tout un peuple. Ce Giro d’Italia a vite pris des airs de «Vuelta a Colombia », et les «escarabajos » (scarabées) – Les coureurs colombiens ont gagné le surnom d’escarabajos par leurs grandes envolées en montagne. Né sur la Vuelta a Colombia, dans les 1950’s, le qualificatif a traversé l’Atlantique direction l’Europe à la fin des années 80 – en ont mis plein la vue dès que la route s’élevait. Car en plus du doublé final, ils ont aussi ramené 4 victoires d’étapes, le maillot du meilleur grimpeur, et passés 10 jours avec le maillot rose ! Alors certes, les Colombiens maîtres des cimes, l’image ne date pas d’hier. Mais après les exploits de Lucho Herrera (meilleur grimpeur sur les trois Grands Tours et vainqueur de la Vuelta 87) et de Fabio Parra (2 étapes sur le Tour de France) dans les années 1980, le soufflé est retombé. Certes il y a bien eu Santiago Botero, maillot à pois en 2000 et plusieurs Top 10 sur la grande boucle, mais sa réussite correspond aux heures sombres du cyclisme à la fin du début des années 2000, et il a finalement fallu attendre le tournant des années 2010 pour retrouver signe de grandes envolées des scarabées. Aujourd’hui, ils sont près d’une dizaine à être devenu des « hype » du peloton, car derrière les Quintana et Uran il faut désormais aussi compter sur Carlos Betancur (AG2R), Julian Arredondo (Trek), Sergio Henao (Sky), Winner Anacona (Lampre), Darwin Atapuma (BMC), Fabio Duarte (Team Columbia) ou encore Esteban Chaves (Orica Green Edge) et bientôt Miguel Angel Lopez (Astana). Une question frappe alors tous les esprits : mais comment font-ils ? Existe-t-il une « méthode » colombienne ? Eléments de réponse.
Des prédispositions pour les courses à étape…et frotter dans le peloton
On le sait et ce n’est pas un secret de polichinelle, les coureurs colombiens sont attachés à leur pays et à leurs racines. Loin de leur terre lorsqu’ils évoluent en Europe durant la majeure partie de l’année – de mars à octobre pour le calendrier international de l’UCI – un manque omniprésent se fait ressentir chez la plupart. C’est en partie pour cette raison que les leaders colombiens n’hésitent pas à retourner en Colombie pendant de longues semaines pour préparer les grands objectifs de leur saison. Ainsi, à chaque printemps, c’est dans son pays que Nairo Quintana – favoris déclaré à la victoire finale sur le prochain Tour de France – part peaufiner sa préparation pour le grand rendez-vous de juillet. Chez lui, le grimpeur de poche de la Movistar retrouve ce qu’il a toujours connu lors de ses jeunes années : un terrain ultra-montagneux propice à travailler la fluidité de son coup de pédale en montagne, ce qui fait sa grande force. S’ils donnent l’impression de dominer la pente, c’est que Quintana et ses petits camarades colombiens ont été formés à bonne école, grâce à la typographie de leur terre natale. La Colombie et sa capitale la plus haute du monde –Bogota et ses 2600m d’altitude ! – est un terrain propice à fabriquer des champions aux taux d’hématocrites naturellement élevés, flirtant avec les limites de l’UCI (fixée à 50%). De plus, quand ils sont chez eux, les colombiens – bien qu’aujourd’hui soumis comme l’ensemble du peloton aux obligations de localisation dans le cadre de la lutte contre le dopage – en profitent pour faire retomber un peu la pression imposée sur le vieux continent par les médias et des employeurs toujours plus exigeants en terme de discipline, notamment comportementale (d’ailleurs certains ont du mal à se plier aux normes européennes, comme l’épisode Carlos Betancour au cours de la fin de saison 2014). De plus s’entrainer en Colombie comporte toujours une part de folklore – et donc de risques pas forcément appréciés par les équipes concernées – car les coureurs locaux s’entraînent avec une circulation souvent très dense, si bien qu’il n’est pas rare de voir des cyclistes percutés par des engins divers et variés. Ainsi, ils ont souvient appris très tôt à se débrouiller dans la jungle auto, comme peut le faire un Rigoberto Uran qui lorsqu’il rentre en Colombie faire et refaire ses gammes sur les pentes de Las Palmas, del Escobero ou encore de Santa Elena, au milieu tous les cyclos du coin. A Bogota c’est l’Alto de Patios entre autres, sorte de nationale hyper fréquentée, qui rassemble pros et amateurs. Vous l’aurez compris tout est réunis pour favoriser l’éclosion de talents à l’aise en montagne : les courses sont organisées sur des grands cols, ce qui amène forcément une sélection naturelle de coureurs capables de s’exprimer sur ce genre de terrains. Alors évidemment il y a bien des Colombiens qui font 1m80 et qui sont costauds, mais ils ne font pas de cyclisme sur la route mais sur les pistes…des vélodromes ! En effet, les colombiens ont la particularité de posséder une des meilleures écoles de piste au monde, et on retrouve une intense activité sur les vélodromes aux quatre coins du pays : de nombreuses réunions sont organisées à travers le pays, notamment à Bogota, Medellin ou Cali, hauts lieux de la piste s’il en est – en témoigne l’organisation des championnats du monde 1995 et 2014 de la discipline – . D’ailleurs, si besoin en était, la Colombie vient là aussi de se trouver son nouveau « crack », révélé lors des championnats du monde 2015 à Saint-Quentin en Yvelines. Le jeune prodige Fernando Gaviria, 20 ans y est devenu champion du monde de l’omnium, une discipline olympique. Egalement routier – un profil à la Bryan Coquard – et vainqueur au sprint de deux étapes du Tour de San Luis en Argentine en février dernier (devant un certain Mark Cavendish excusez du peu) le Colombien est d’ailleurs annoncé en contact avancé avec l’équipe Etixx de Patrick Lefevere, l’équipe d’un certain Rigoberto Uran…
Une volonté politique au service du sport et du cyclisme
Historiquement, en Colombie certaines collectivités territoriales – nos départements – ont très tôt financé leur équipe cycliste pour s’assurer une bonne image de marque auprès de la population locale : Antioqua avec Arguadiente Antioqueno, Bogota avec Bogota Humana, Boyacá avec Loteria de Boyaca et Boyacá se Atreve, Santander avec Gobernacion de Santander ou bien Cesar avec Gobernacion del Cesar ; comme c’était encore le cas en l’Espagne avant la crise avec Andalucia, Baléares, Burgos, Euskadi ou Comunidad Valenciana. Pourtant, malgré cette densité nationale, « Le cyclisme colombien a un problème, il est loin du haut niveau, explique Claudio Corti, grand ordonnateur de l’équipe Colombia-Coldeportes. Pour progresser, il faut se frotter à l’élite du cyclisme mondial et c’est en Europe qu’elle se trouve, pas en Amérique du Sud. » Partant de ce constat, un important investissement gouvernemental va offrir aux nouvelles générations colombiennes les structures nécessaires à leur progression : c’est la naissance du projet Colombia – Coldeportes qui dépasse le simple univers du cyclisme, et même du sport. Inspirée des Springboks de Nelson Mandela, champions du monde de rugby en 1995, l’équipe continentale pro Colombia se veut au service d’un pays marqué par une histoire de violence et de décadence. Le but ? Utiliser le cyclisme pour (ré) unifier le peuple Colombien. L’investigateur en chef du projet n’est autre que le ministre des sports en personne : Jairo Clopatofsky. Celui-ci a de grandes aspirations : il aimerait qu’un cycliste colombien, d’une formation colombienne gagne le Tour de France, rien que ça. Pour lui, le pays et l’institution publique sont chargés « d’améliorer la qualité de vie dans la société colombienne à travers le sport ». L’Etat finance donc le projet de création de l’équipe Colombia via l’entité Coldeportes (« Instituto Colombiano del Deporte »), qui est un organisme qui régit les fédérations sportives nationales et plus particulièrement chargé de développer l’éducation physique et le sport dans le pays. Au départ du projet, la structure comprend 38 cyclistes – tous de nationalité colombienne bien entendu – : en plus d’une équipe continentale professionnelle, 22 autres coureurs ont intégré une équipe continentale, Colombia-Comcel. Celle-ci constituera la réserve du Team Colombia et aura un calendrier exclusivement sud-américain. La Team Colombia-Coldeportes, c’est la première dimension du projet Colombia. Celle tournée vers la population, celle qui, selon l’initiateur du projet Jairo Clopatofsky, doit permettre de « réunir un pays, dans la paix plutôt que la violence ». Derrière les figures tutélaires Lucho Herrera et Santiago Botero, la Colombie a une grande histoire de cyclisme. Combiné aux succès des exilés Quintana ou Henao, le travail des Coldeportes fait « 47 millions d’heureux ». « Il ne faut pas négliger le potentiel humain de ce pays qui cherche à réveiller la tradition pour stimuler l’enthousiasme populaire », expliquait le Claudio Corti, Manager du Team au lancement de l’équipe, en septembre 2011. D’ailleurs, le maillot de l’équipe affiche fièrement la couleur, afin d’être facilement identifiable et que le grand public comprenne qu’elle représente la nation colombienne : un noir profond, sur lequel ressortent facilement les bandes « amarillo, azul y rojo » les trois couleurs du drapeau colombien. À côté, guère de place pour des sponsors ; la tunique des Escarabajos offre deux noms aux yeux : Colombia et Coldeportes. Sobre et efficace.
À l’heure où même les Basques d’Euskaltel viennent de mettre la clé sur la porte, il reste une équipe nationale dans le peloton professionnel. Celle-ci s’assume entièrement. Sur le terrain sportif comme en dehors.
Une concurrence sud-américaine inexistante ou presque
Chance ou pas, la Colombie jouit d’un quasi-monopole en Amérique du Sud en termes de présence et de résultats sportifs dans le cyclisme (route et piste confondus). La cause ? Beaucoup de cyclismes repliés sur eux-mêmes par choix ou par nécessité et un seul pays qui a des critères proches de ceux du Vieux continent et qui exporte des coureurs assez bien formés. C’est un peu la même histoire qu’en roller-course et roller de vitesse, troisième sport national derrière « el futbol y el ciclismo , où les Colombiens et Colombiennes écrasent le classement des médailles lors des championnats du Monde chaque années depuis 15 ans et dans toutes les catégories surtout sur la piste. Actuellement, seul la puissance économique brésilienne semble pouvoir changer la donne, si tant bien est que le gouvernement brésilien se prenne un jour d’amour pour la petite reine comme son homologue colombien. Historiquement, seul le Venezuela tente de concurrencer l’hégémonie des scarabées : les coureurs vénézuéliens sont les concurrents traditionnels des Colombiens depuis les années 1990, mais malheureusement pour le développement du sport au pays, il n’y a pas eu un Herrera comme en Colombie pour donner une vraie impulsion. L’avènement de José Rujano aurait pu être le déclic attendu mais sa 3ème place sur le Giro 2005 (agrémenté de 3 étapes et d’un maillot de la montagne) a été un feu de paille pour un coureur imprévisible et trop vite sur le déclin qui – accusé d’être lié à une affaire de dopage – préféra prendre sa retraite professionnelle à la fin de la saison 2013, à seulement 31 ans. De plus, plus encore qu’en Colombie, il y a un sentiment de grand n’importe quoi en matière de lutte contre le dopage, en attestent Jimmy Briceno et ses 63% d’hématocrite (!) révélés l’an passé dans son passeport biologique au lendemain d’une (belle) victoire au Tour du Tachira (UCI America Tour). Aujourd’hui, le Venezuela a un calendrier de courses nationales qui semble contenter tout le monde : preuve en est il y quelques années, les dirigeants ont même limité la participation des équipes étrangères (colombiennes surtout) pour ne pas perdre des points UCI et éviter la démonstration des scarabées Colombiens sur leurs terres…
Des « succes stories » dignes d’Hollywood
Ce qui fait aussi la force – et le charme – des scarabées colombiens, c’est qu’ils ont souvent des histoires personnelles fortes, des histoires belles à raconter, de ces histoires qui parlent aux gens et leur permettent de s’identifier à ces forças de la route. Le plus célèbre et talentueux d’entre eux, Nairo Quintana – 2ème du Tour 2013, vainqueur du Giro 2014 et grand favori de la grande boucle cet été – 25 ans, est né dans le bidonville de Tunja, une petite ville colombienne perchée à 2900m d’altitude, mais surtout tristement célèbre pour être la ville du dictateur Gustavo Rojas Pinilla, le seul dictateur qu’ait connu la Colombie au XXe siècle – qui établit une dictature militaire sur la Colombie de 1953 à 1957-. Il y a vingt ans de cela, personne n’aurait imaginé Nairo Alexander Quintana Rojas (de son patronyme complet) grimper si aisément les cols mythiques des montagnes françaises. Atteint d’une maladie très rare, on ne lui donnait pas plus de trois ans à vivre, avant que ses parents – d’origine modeste et paysanne – désespérés, ne se décident à l’emmener voir une guérisseuse. Direction la Bolivie pour la famille Quintana, terre connue pour abriter au sein de sa population native (quechua, aymara) la communauté des Kallawayas. Cette dernière est celle des célèbres guérisseurs des Andes, de fins connaisseurs des plantes dont la capacité à soigner était déjà connue des Incas qui avaient recours à leurs services. Les Kallawayas seraient détenteurs d’un savoir ancestral relatif aux plantes médicinales (racines, feuilles, graines…), des thérapies préventives et curatives qui font partie des connaissances de ce peuple des montagnes. Hasard ou pas, le miracle va se produire, et le petit Nairo est annoncé guéri. Le poids plume colombien n’a alors que deux ans, et pourtant sa légende est déjà en marche. Sa maladie envolée, c’est son père qui décide de lui offrir un vélo pour aller à l’école. Au programme, dix-huit kilomètres en descente le matin, dix-huit kilomètres à remonter le soir, quotidiennement, avec en bonus une belle bosse à 8% de dénivelé. De quoi se forger une résistance à l’effort et à la souffrance hors du commun, chose utile quand on n’aime pas l’école et que l’on envisage de devenir coureur cycliste. Renversé par une voiture à dix-neuf ans mais encore une fois remis sur pieds, Quintana enchaîne : premier contrat professionnel, champion de Colombie espoir du contre-la-montre, vainqueur du Tour de l’Avenir… Sa légende, Quintana la forge à la force de la pédale, tout seul, sans rien demander à personne. Lucide, il préfère rester en Colombie une année de plus, remonter dans sa montagne, celle qu’il connait si bien, plutôt que d’aller se griller les ailes trop tôt en Europe, trop jeune, trop fragile. A son arrivée sur le vieux continent, Nairo a la tête et les épaules suffisamment solides pour que le diamant brut qu’il est ne se laisse écorcher : la légende pouvait continuer.
Des stars là pour redorer l’image de leur pays
Quand on pense Colombie, on pense évidemment « Café de Colombia », le meilleur café au monde. Sauf que depuis quelques années, tout fout le camp pour nos amis colombiens, et même le café connait la crise. L’effondrement du cours du café cumulé à l’apparition de nouvelles zones de production plus rentables comme le Vietnam a pour conséquence de faire perdre rapidement à la caféiculture sa place centrale dans les exportations colombiennes. Tout ceci au profit d’une autre matière première, le pétrole mais aussi et surtout d’une autre plante qui se plait à bien pousser sur les hauts plateaux colombiens : la Coca. Le résultat d’une longue descente aux enfers pour le pays, étiqueté dès lors comme le premier producteur mondial de cocaïne. Depuis les années 1960, l’Armée nationale colombienne, les insurgés de gauche (FARC, ELN) et les paramilitaires d’extrême droite sont engagés dans le plus long conflit armé du continent , déjà alimenté par le narcotrafic qui a pris son essor dans les années 1980.
Si depuis 2010 – selon le gouvernement colombien – la violence avait diminué, grâce à la démobilisation des groupes paramilitaires dans le cadre d’un processus de paix controversé, qui aurait fait perdre aux guérilleros le contrôle d’une grande partie du territoire qu’ils dominaient autrefois. Dans le même temps le taux d’homicide colombien a presque diminué de moitié entre 2002 et 200612. Grâce à une politique d’éradication des cultures, la Colombie est désormais considérée comme étant au deuxième ou troisième rang. Malheureusement, un fléau en chassant un autre, le gouvernement colombiens doit désormais se battre contre le développement du tourisme sexuel sur son sol : on compterait rien que dans la capitale Bogota entre 5000 et 7000 prostituées de moins de 18 ans, dont 20 à 30 % des « clients » seraient des touristes (source UNICEF), ce qui place le pays dans le quarté de tête avec le Brésil, Cuba et la République des destinations phares du tourisme sexuel mondial.
Dans un pays aussi instable que peut l’être la Colombie, le sport de haut niveau constitue donc l’un des seules échappatoires pour les jeunes des quartiers défavorisés. Ces jeunes, qui jouaient sur des terrains construits par les puissants cartels, faisaient rêver une population qui aspirait à des jours meilleurs. Des enfants devenus hommes qui ne demandent qu’à donner une image plus positive de leur pays à travers le sport de haut niveau.
Comme l’a souligné le ministre des sports lors du lancement du projet du Team Colombia, « Il ne faut pas négliger le potentiel humain de ce pays qui cherche à réveiller la tradition pour stimuler l’enthousiasme populaire ». Ces coureurs, devenus des coureurs respectés en Europe et des stars dans leur pays natal, n’oublient surtout pas d’où ils viennent et pourquoi ils sont là. Certains viennent de Cali, ex-capitale mondiale de la cocaïne, ou de Medellin, la ville de Pablo Escobar. Du côté du Team Colombia, le message est clair : « on représente un pays et un peuple en guerre, on essaye d’occulter un peu le malheur que les gens vivent, leur apporter de bonnes nouvelles ; la Colombie, ce ne sont pas que les narcotrafiquants, la violence, la drogue et le sexe ». Ils ont donc sacrément conscience du rôle qui pourrait être le leur dans la reconstruction de la société colombienne, et c’est peut-être pour ça qu’ils ont les dents plus longues que certains, car ils ont bien compris que les résultats sont nécessaires pour faire passer le message et montrer qu’ils ont leur pays dans le cœur. Et tout cela semble commencer à porter ses fruits : les supporters sont de plus en plus présents sur les pentes des Cols en Europe, et ceux restés au pays se lèvent le matin pour regarder le Giro ou le Tour en prenant leur expresso – made in Colombia.
Une part d’ombre toujours présente, mais qui tend à se dissiper
Cette nouvelle réussite a de quoi susciter l’admiration mais aussi – et c’est là le revers de la médaille – la méfiance. Qu’est-ce qui se cache derrière tous ces succès, après tant d’années de vaches maigres ? Si certains avancent la « fin des années EPO » pour expliquer cette renaissance finalement logique en combinaison avec l’éclosion d’une génération exceptionnelle, d’autres sont plus perplexes. Est-ce que la Colombie est au cyclisme ce que la Jamaïque est au sprint en athlétisme ? Si l’on parle du potentiel, certainement. Si l’on parle des pratiques douteuses, peut-être aussi… On peut légitimement se demander si comme pour la Jamaïque le pays est une terre de champions d’exception ou un laboratoire à arnaques. La vérité se trouve certainement entre les deux. Où placer le curseur? Au vu des dernières années – où les colombiens sont épargnés par les affaires de dopage – résolument vers la 1ère proposition. Toutefois, si la Colombie produit depuis quelques saisons de vrais talents, il existe au milieu de tout ça des coureurs que l’on qualifiera « d’arnaques » (pour ne pas dire tricheurs). A partir du moment où un cycliste colombien – aux pratiques douteuses dans un pays où les contrôles sont une mascarade – passe dans une structure World Tour supposée veiller de près à ses éléments – avec comme épée de Damoclès les contrôles UCI et le suivi longitudinal – et que ledit cycliste maintien ou améliore ses résultats que faut-il en conclure? En gros, depuis une dizaine y-a-t-il vraiment eu des comètes colombiennes comme certains le craignent, à l’image d’un Mauricio Soler dont la carrière fut aussi spectaculaire – quel exceptionnel niveau sur le Tour de France 2007 – que courte (une seule saison au haut niveau). Etait-il clean? Certainement pas plus pas moins que lorsqu’il courait en Colombie…
Certains coureurs, comme par exemple Nairo Quintana ou Chaves ont couru pour Colombia es Pasion (l’équipe espoir de la Team Colombia, engagée sur le Tour de l’Avenir à l’époque) et leurs test physiques étaient déjà exceptionnels à cette époque dans une formation réputée pour sa politique de lutte contre le dopage. Depuis, ils ont pris le temps d’évoluer de manière linéaire et « normale », et pris une toute autre dimension dans le World Tour, sans que leur crédibilité ne soit entachée. Pour d’autres, comme Carlos Betancour, c’est plus l’attitude que le passeport biologique qui pose problème. Son employeur – l’équipe AG2R La Mondiale – l’accusant de mépriser les règles élémentaires que devrait suivre un coureur pro avec son employeur qu’il critique ouvertement et qu’il déclare vouloir quitter. La réponse de l’employeur étant « nous voulons le garder, c’est un pur talent », là encore on pardonne beaucoup aux grands champions, du moment qu’ils restent performants. L’Europe a aussi parfois failli manquer quelques pépites ou au moins de très bons coureurs, tels que Javier Acevedo (arrivé en Europe à seulement 29 ans à la Garmin, après avoir gagné l’UCI America Tour en 2013), Winner Anacona des problèmes de Visa qui ont freiné l’envol de sa carrière après sa 2ème place au baby Giro et son arrivée chez Lampre) et Julian ARREDONDO (arrivé en Europe à 26 ans chez Trek, après avoir gagné l’UCI Asian Tour en 2013) qui ont plus ou moins « ramé » pour être enfin reconnus à leur juste valeur.
Pourtant, les comètes colombiennes existent, comme partout mais elles ne constituent pas la majorité des cas. On pourrait citer Argiro Ospina, mais la vraie question est plutôt de se demander quelle mouche avait piqué l’équipe Movistar pour recruter un coureur sans aucun résultat à l’America Tour. Après un contrat de 2 ans, retour à l’envoyeur et retour chez Coldeportes, en amateur chez lui en Colombie. Il a finalement été remplacé par Dayer Quintana, petit frère de, pour lequel on pensait davantage à une politique de rapprochement familial qu’à un véritable investissement sportif. Pourtant, alors que le petit frère courait dans l’anonymat le plus total –au moins au niveau de ses résultats – au pays, il commence pourtant à se faire un prénom en Europe, avec notamment pour sa première saison pro à 21 ans une victoire en solitaire lors de l’étape-reine du Tour d’Autriche au sommet du Kitzbüheler Horn à 1996 mètres d’altitude et après une ascension de 9 km à 13%…
Et si le meilleur était encore à venir ?
La Colombie au plus haut niveau du cyclisme mondial, c’est une réalité d’aujourd’hui et tout semble à penser que cette hégémonie est partie pour durer encore de longues années. Preuve en est ce qui s’est passé ces dernières années sur les routes du Tour de l’Avenir. Comme son nom l’indique, cette course –réservée aux coureurs espoirs de moins de 23 ans – permet de révéler aux yeux du grand public les futurs « cracks » de demain. La liste des vainqueurs ayant fait une grande carrière chez les « grands » est d’ailleurs bluffante : Greg Lemond, Miguel Indurain, Laurent Fignon, Denis Menchov ou encore Bauke Mollema, sans oublier les Robert Gesink, Tony Martin ou Rui Costa qui y ont tous fait un podium final. Mais depuis 2010 et la victoire de Nairo Quinta, il n’y en a que pour les colombiens : victoire d’Esteban Chaves en 2011, 2ème place de Juan Ernesto Chamorro en 2012, et victoire de Miguel Angel Lopez l’an passé en 2014. Ce dernier possède d’ailleurs un profil à la Quintana, pas encore pour le palmarès, mais déjà dans son histoire personnelle : lui aussi est issu d’une famille paysanne, et lui aussi a découvert le vélo dès le plus jeune âge, contraint et forcé d’utiliser ce moyen de locomotion pour se rendre à l’école. Lui aussi, s’il finit par devenir un vainqueur de grand Tour, aura droit aux louanges d’un destin extraordinaire, en témoigne déjà son surnom de « superman » qui lui colle à la peau depuis la révélation d’une anecdote qui en dit long sur le tempérament du bonhomme : pris à parti par des voleurs qui voulaient lui dérober son vélo, le petit Miguel Angel défendit bravement son bien le plus cher, mettant en déroute ses assaillants après avoir reçu un coup de couteau à la jambe. Autre détail qui montre que le garçon sait où il veut aller, alors qu’il avait donné son accord verbal pour signer son premier contrat professionnel au sein d’une équipe Colombienne – le Team Colombia était intéressé, ainsi qu’un nouveau projet d’équipe continentale colombienne, soutenu par le gouverneur de Boyaca – il préféra opter pour la tumultueuse équipe kazakhe Astana, où il avait selon lui plus de garanties pour découvrir les grandes courses européennes. Impatient le garçon ? L’avenir le dira, mais c’est aussi ça, la marque des grands champions…
Aujourd’hui, tout le monde veut avoir un Colombien dans son équipe car ceux-ci ont fait leur preuve au plus haut niveau ; travailleurs acharnés et habitués à repousser les limites de la souffrance depuis leur plus jeune âge, ils affichent une rage de réussir au-dessus de la moyenne, pour prouver au monde entier que leur nation vaut mieux que l’image négative qu’elle véhicule. Qu’on se le dise, vous n’avez pas fini de voir régner les scarabées sur les montagnes européennes.
*le plat national : une soupe à base de pommes de terre colombiennes
Crédits photo à la une: Maurizio Costanzo