Si la victoire de Chris Froome laisse les suiveurs dubitatifs, elle n’enlève en rien à la beauté de cette 101e édition, marquée des rebondissements inattendus jusqu’à la dernière étape de montagne samedi dernier.
Le règne de Simon Yates
Avec une troisième semaine époustouflante, on en oublierait presque que les deux premières semaines ont été neutralisées par l’extraordinaire Simon Yates, auteur de deux premiers tiers de course parfaits. Le début de course avait été plutôt classique. Tom Dumoulin n’avait pas forcé son talent pour remporter le prologue avant de laisser son maillot rose à Rohan Dennis dès le lendemain au terme d’une étape remportée par Elia Viviani, qui doublait la mise lors de la deuxième étape en ligne. De retour en Italie pour deux étapes vallonnées qui voyaient Tim Wellens et Enrico Battaglin s’imposer, le peloton se dirigeait tranquillement vers l’Etna où le show Yates pouvait débuter.
Le Britannique n’avait pourtant qu’à suivre les roues, son équipier Esteban Chaves étant seul en tête, lui qui était présent dans l’échappée matinale. Mais alors que les favoris se regardent, Yates en profite pour partir en solitaire à la poursuite de Chaves, qu’il rattrape, laisse gagner l’étape et prend le maillot rose à Dennis au terme d’une stratégie rondement menée par les deux grimpeurs de l’équipe australienne Mitchelton-Scott. Alors que Sam Bennett met fin à la suprématie de Viviani sur le plat à Praia a Mare, c’est un peloton frileux qui s’affronte à Montevergine où personne n’attaque, ce qui profite à Yates. Finalement, sorti dans les deux derniers kilomètres, la révélation Richard Carapaz lève les bras. La veille de la deuxième journée de repos, à Campo Imperatore, Simon Yates met cette fois-ci tout le monde d’accord alors que Chris Froome a craqué et bat Thibaut Pinot et Esteban Chaves au sprint.
Une deuxième semaine calme
La deuxième semaine est beaucoup plus calme pour transiter vers le Zoncolan. Matej Mohoric remporte en baroudeur la première étape de transition. Le lendemain, Yates poursuit sa marche en avant en s’imposant à Osimo au terme d’une arrivée pour puncheur. Seul Dumoulin parvient à réellement suivre le britannique qui écrase littéralement la concurrence. Chez les sprinters, statu quo: Viviani, vainqueur à Nervesa della Battaglia, trouve en Bennett, vainqueur à Imola, un sérieux concurrent. L’Irlandais de la Bora-Hansgrohe se libère enfin sur son quatrième Grand Tour. Puis vient le terrible Monte Zoncolan où Froome retrouve ses jambes au meilleur moment après deux semaines en dents de scie. Le leader du Team Sky prend le bouquet mais Yates, acharné et pas très loin d’une nouvelle victoire d’étape, arrive quasiment dans la roue de son compatriote.
La Grande-Bretagne règne en maître sur ce Giro. Dumoulin, Pozzovivo, Lopez, Carapaz et autre Pinot ne peuvent que limiter les dégâts. La mésentente régnant parmi eux, avec les deux sud-américains qui ne coopèrent pas, est visible dès le lendemain, où Yates a décidé de ne plus s’arrêter. Loin d’être rassasié, le maillot rose attaque à quinze kilomètres de l’arrivée après un bon travail de Jack Haig et s’impose pour la troisième fois en tant que leader du classement général. Il compte désormais plus de deux minutes d’avance sur Dumoulin, arrivé avec les autres favoris à 41 secondes. A moins d’un cataclysme, tout le monde pense que Yates va s’imposer facilement, sauf peut-être Nicolas Portal, le directeur sportif du Team Sky qui doute des capacités du maillot rose à tenir une troisième semaine. Le futur lui a donné raison.
Une troisième semaine en dehors de toute logique
On a peut-être assisté à la troisième semaine d’un Grand Tour la plus folle de ces dernières années. Éprouvante, elle a usé les organismes et créé des écarts monstres. Tout commençait tranquillement pourtant avec un chrono sans surprise où Dennis s’imposait et Yates perdait du temps sur Dumoulin qui revenait à 56 secondes au général. Elia Viviani remportait sa quatrième étape à Iseo et Maximilian Schachmann, disparu depuis la première semaine du Giro, surgissait à nouveau pour remporter en solitaire la 18e étape où Yates perdait du temps et montrait ses premiers signes de fatigue. L’étape-reine entre Venaria Reale et Bardonnèche fut finalement le théâtre de l’inattendu et de l’inexplicable.
Le maillot rose, si impérial depuis deux semaines, craque dans le premier tiers du terrible Colle delle Finestre. Il est victime d’une affreuse défaillance qui lui fait même perdre tout espoir de Top 10. C’est la Sky qui mène un tempo efficace et difficile à suivre pour beaucoup, dont Pozzovivo, troisième du général, également. Après un travail impressionnant de Kenny Elissonde, Froome attaque à cinq kilomètres du sommet, à 80 kilomètres de l’arrivée ! Personne ne peut le suivre et Dumoulin, Pinot, Reichenbach, Carapaz et Lopez ne s’entendent pas assez pour tenter de revenir sur le britannique qui réalise un coup de maître, s’impose en solitaire avec plus de trois minutes d’avance sur ses poursuivants et prend le maillot rose à Yates, arrivé à plus de 38 minutes.
Lors de la dernière étape de montagne, qui marque le retour des Mitchelton-Scott sur le devant de la scène avec la victoire de Mikel Nieve, Froome neutralise ses adversaires. Malade et fatigué (les médecins lui diagnostiquent une pneumopathie), Thibaut Pinot est victime d’une terrible défaillance et termine à 45 minutes du vainqueur du jour. Il lui aura manqué un jour pour terminer sur le podium du Giro, un an après sa quatrième place et après trois semaines où il aura été jusque-là régulier. Il abandonne le soir même et ne peut voir Rome où Sam Bennett confirme sa forme en prenant un troisième bouquet. Froome, lui, devient le troisième coureur de l’histoire à posséder les trois Grands Tours en même temps, le septième à les remporter.
Quels enseignements tirer ?
La victoire de Froome laisse sceptique, non pas forcément sa performance mais sa présence sur ce 101e Tour d’Italie alors qu’il n’a toujours pas pu justifier son contrôle anormal sur le dernier Tour d’Espagne il y a neuf mois. L’UCI fait traîner un dossier épineux alors que des cas similaires avaient été traités beaucoup plus rapidement par le passé. Il ne fait que peu de doute que le cas du britannique ne sera pas réglé avant le Tour de France sur lequel il a décidé de s’aligner pour tenter un compliqué doublé Giro-Tour de France. Néanmoins, sur sa performance, Froome n’a pas écrasé le Giro, hormis sur un seul jour où il a réalisé une échappée incroyable qui rappelle celle de Charly Gaul en 1956, bien plus spectaculaire certes. C’est par ailleurs la dernière édition du Giro lors de laquelle pas plus de seize coureurs avaient terminé en-dessous de l’heure par rapport au vainqueur, preuve que ce Giro 2018 était éprouvant.
Tous les favoris ont connu à un moment donné une défaillance, grosse ou moindre, cela dépend des cas. Tous sauf un car Tom Dumoulin, deuxième du général à 46 secondes de Froome, fut le seul à tenir à chaque ascension, grimpant à son rythme, se laissant parfois décrocher pour mieux revenir par la suite. D’une régularité sans faille, le Néerlandais est sans doute la définition même d’un coureur de Grand Tour, pas le meilleur grimpeur mais le plus régulier et c’est peut-être le principal sur une course de trois semaines. Il paraît aujourd’hui être le seul capable de briser l’hégémonie sans partage du Britannique qui cumule désormais trois Grands Tours d’affilée. Les deux coureurs seront normalement présents sur les routes de France en juillet prochain mais peut-être pas à leur condition idéale. On l’avait vu avec Quintana et Pinot l’année dernière: doubler le Giro et la Grande Boucle est une expérience périlleuse.
Crédits photo à la Une: Elise Chaveau